Tartuffe à Krasnoyarsk

Tartuffe est une des pièces les plus violentes de Molière, car sous ses apparences de comédie, elle se révèle une satire particulièrement dure et grinçante des autorités religieuses, et plus spécifiquement des dévots.

Un peu d'histoire !

Pièce représentée pour la première fois en 1664 sous le règne de Louis XIV, elle a été immédiatement interdite sous la pression des dévots, qui lui reprochaient de donner une mauvaise image de la dévotion et des croyants. Le héros éponyme de cette pièce est un faux-dévot et un imposteur qui parvient à s’introduire dans la demeure d’une riche famille. Orgon, le maître de maison, subjugué par Tartuffe, tombe complètement sous sa coupe et se laisse manipuler au point de lui offrir la main de sa fille et de lui faire don de tous ses biens. Plus clairvoyante, la femme d’Orgon ne se laisse pas duper par cet hypocrite dont elle a rapidement perçu le double visage. Afin de révéler à son mari la véritable nature de ce sinistre imposteur, elle tend un piège à Tartuffe. Démasqué, Tartuffe veut chasser Orgon de sa maison grâce à la donation inconsidérée que celui-ci lui a faite de ses biens. En se servant de papiers compromettants qu’Orgon lui a remis, il va le dénoncer au Roi. Erreur fatale : le Roi a conservé son affection à celui qui l’avait jadis bien servi lors de la Fronde. Il lui pardonne et c’est Tartuffe qui est arrêté.

Une inteprétation convaincante de Tartuffe !

L’idée d’assister à une représentation de Tartuffe à Krasnoyarsk me réjouissait car j’étais curieuse de voir comment un metteur en scène russe pouvait mettre en scène ce classique français, quelle en serait son interprétation. Je n’avais qu’une crainte : que la mise en scène soit trop classique ou plutôt qu’elle ne dise rien, qu’elle se contente de coller au texte, de peur d’affirmer un message, une prise de position. En effet, le danger parfois quand on s’affronte à un « montre théâtral » comme Tartuffe est de ne pas oser, de se réfugier dans une pâle reproduction plus ou moins naturaliste des sentiments. La proposition du metteur en scène était loin d’être une pâle reproduction, elle était même plutôt très vivante et très vive, dans ses couleurs comme dans son rythme. Elle était aussi assez franche concernant le message délivré au spectateur. Inventive et malicieuse, la mise en scène m’a permis de passer un bon moment et de comprendre l’enjeu des différentes scènes malgré mon piètre niveau de russe.

Dès le lever du rideau, on comprend que la maison d’Orgon est le théâtre d’évènements inhabituels. Dans une atmosphère visiblement tendue – suggérée à l’aide d’une musique irritante et d’une lumière rouge criarde -, les personnages s’affairent d’un côté de l’autre du plateau, visiblement angoissés et inquiets. La raison de ce malaise ? La présence envahissante et pernicieuse de Tartuffe, le protégé du maître de maison, Orgon. Bien que Tartuffe n’apparaisse qu’assez tardivement sur scène, la scénographie nous révèle le poids et l’influence de ce personnage sur l’intrigue et la destinée de la famille. En effet, sur le plateau, se hisse un vaste échafaudage divisé en trois morceaux, que les personnages tirent, poussent au fur et à mesure de la pièce. Revêtus de blouses grises qui couvrent leurs véritables habits, les membres de la famille se sont transformés en « ouvriers », et participent contre leur gré à « la prise de pouvoir » de Tartuffe. La blouse grise représente à la fois l’accessoire du travailleur et le masque de tissu derrière lequel ils cachent leurs véritables sentiments.

Face à l’instauration de ce « nouvel ordre », le seul qui se réjouit est Orgon ; aveuglé, celui-ci ne se rend pas compte de la souffrance de son entourage. Orgon, tel qu’il est interprété par l’acteur (Alexandre Isstratkoff), semble même prendre un certain plaisir à faire souffrir ses proches. Il chasse son fils de la maison et contraint sa fille à épouser Tartuffe sans que cela semble lui créer de conflit interne. Ce choix dans l’interprétation d’Orgon nous a un peu surpris : peut-on imaginer qu’Orgon soit à ce point détaché et insensible à ce qui se passe autour de lui ? Le fait qu’Orgon se soit laissé prendre au piège de Tartuffe démontre une certaine faiblesse du personnage, révèle sa vulnérabilité. Celle-ci n’apparaît pas sur scène car Orgon semble en permanence en pleine possession de ses moyens. Nous ne voyons pas un homme démuni, affaibli, tiraillé entre son amour pour sa famille et sa passion pour Tartuffe, mais un homme sûr de lui et confiant. Cette interprétation du personnage d’Orgon ne nous a pas convaincus car elle détonnait par rapport à l’ensemble du spectacle et donnait la désagréable impression que l’acteur ne respectait pas le personnage. Cette nonchalance de l’acteur était d’autant plus choquante au moment – climax du de la pièce – où Orgon découvre la vérité et se rend compte que tout ce en quoi il a cru n’était en fait que du vent. L’interprétation de l’acteur ne laissait transparaître qu’une vague émotion, donnant à penser que la découverte de la vérité n’avait guère affecté Orgon.

Le manque de crédibilité de l’acteur dans le personnage d’Orgon n’a pas entravé cependant le plaisir que nous avons pris en assistant à ce spectacle, car, par ailleurs, les autres personnages étaient vraiment convaincants. L’interprétation de Tartuffe était ainsi particulièrement intéressante et révélait parfaitement l’hypocrisie de ce personnage : mielleux et condescendant devant Orgon, il se montrait rustre et grossier le reste du temps. Nous avons aussi beaucoup apprécié les deux amoureux qui étaient interprétés avec beaucoup de fraîcheur et de malice par deux comédiens-acrobates. Le dynamisme, l’inventivité de la mise en scène nous ont beaucoup plu mais nous regrettons que l’idée de l’échafaudage n’ait pas été davantage exploitée. En effet, très présente au début, cette idée a été peu à peu délaissée au fur et à mesure du spectacle. C’est dommage car elle aurait pu constituer la colonne vertébrale de cette proposition de mise en scène : comment la prise de pouvoir d’un homme sur une maison entraîne dans son sillage tous ses membres et comment ceux-ci se retrouvent obligés à poser « leur pierre à l’édifice ».     Dans Tartuffe, Orgon n’est pas le seul à subir la manipulation de ce faux-dévot, tous les personnages se retrouvent en quelque sorte victimes de cette manipulation par l’intermédiaire d’Orgon. La faiblesse d’Orgon, sa soumission à Tartuffe, affectent tous les membres de la famille, en les rendant les tristes complices de son œuvre maléfique. Comment conserver sa liberté de pensée et d’agir dans un monde gouverné par des Tartuffes ?    

      
Informations sur le spectacle :
Spectacle créé le 18 juin au Théâtre dramatique Pouchkine de Krasnoyarsk.
Metteur en scène : Roman Feodori
Chorégraphe : Elena Prokopieva
 Scénographe : Viktoria Popova